Un jour est arrivé le moment lors duquel le chef étoilé s’est arrêté manger dans un boui-boui, le jour lors duquel le médecin est tombé malade, le jour qui a vu le cordonnier mal-chaussé se balader dans le jardin en jachère du paysagiste. Une difficile journée, une journée de questions, d’incrédulité ou de pourquoi pas.
La perception de la gestion du changement a dernièrement subi une mutation liée au fait qu’elle s’est d’elle-même imposée en tant qu’évidente nécessité dans une dynamique d’adaptation obligée, de changement précipité sur fond d’agilité.
Focus capital humain. Le mouvement de la matière première de l’organisation contemporaine a été modifié avec cette vague. Puis, le ressac. Question : « Outre la perception que nous en avons aujourd’hui, la gestion du changement a-t-elle changé avec les bouleversements engendrés par la pandémie? »
Regard rafraîchissant d’un spécialiste en gestion du changement: Ronald Isaac. Nous lui avons posé la question. Avec passion il a généreusement accepté de nous répondre. Nous partageons avec lui ce billet mensuel.
Les modalités, les règles d’engagement
D’entrée de jeu, l’image rendue par la glace demeure immuable. La réponse au pourquoi reste inchangée. Assise, fondation, fondement. Les principales méthodologies de gestion du changement et leurs dérivées demeurent les mêmes. Les règles sont les règles et appellent à la conformité. Les modalités de leur application ont cependant bien changé, car le nombre de variables dans la même équation humaine a considérablement augmenté. Toutes ces variables nouvelles ont une source commune: le lieu. Pour le reste, l’adhésion aux projets, la reconnaissance du besoin du changement, les stratégies de communication, le transfert de connaissance, la nécessité du renforcement… pour reprendre une expression consacrée, usée par le suremploi… c’est la continuité dans le changement.
Les silos éclatés
Le lieu, LE lieu. Le travail a été catapulté à la maison. Rarement dans une pièce dédiée, un bureau fermé. Pour la majorité, le télétravail d’AVANT était occasionnel, un fait d’exception, un petit délice. Abruptement, il est devenu l’unique façon. Sans vraiment s’en rendre compte, car au départ nombreux ont été ceux charmés par cet effet de nouveauté sur fond d’absence de bouchon de circulation, les espaces personnel et professionnel de chacun sont devenus perméables. Si facile, il est devenu de passer du salon au bureau, parfois même sans se déplacer. Pourquoi ne pas jeter un œil à l’écran qui vient encore d’être secoué par le bip d’un courriel entrant? Puis, plutôt que de passer une ou deux heures dans la voiture ou le train, pourquoi ne pas occuper ces moments à faire avancer les dossiers importants?
Focus se rapproche graduellement de son ami Isolement. Étrange attrait du virtuel, l’éternel retour du même… Depuis plusieurs années, c’est avec une extraordinaire facilité que nombre de personnes ont virtualisé leur vie sociale en épousant les médias sociaux… des centaines et des centaines de relations sans même avoir à avoir de lien.
C’est dans ce contexte donc que les modalités de l’accompagnement durant le changement adoptent une importance bien significative. Les périodes d’échange et de partage deviennent cruciales afin d’éviter la lourdeur du sentiment d’isolement. Mais aussi, le tact doit plus que jamais se tailler une place de choix dans l’espace relationnel d’accompagnement durant le changement. Sur ce point précis, Ronald Isaac nous dira :
En déplaçant le lieu de travail à la maison, nous avons nécessairement mis en place les conditions qui font en sorte qu’il est maintenant impossible d’ignorer la dimension personnelle dans l’espace des défis professionnels. Cependant, nous avons aussi maladroitement fait tomber le seul rempart garant de l’intimité.
Le malaise du regard
Malaise. L’œil scrute. Éteindre la caméra est assez souvent perçu comme une impolitesse, comme si le regard était détourné durant la conversation. Le prétexte utilisé est souvent celui du désir d’émuler la présence, le contact, de recréer la possibilité de considérer le non verbal. C’est comme si soudainement il devenait aussi difficile d’avoir un échange non visuel avec un collègue que de pouvoir se procurer un téléphone non intelligent.
Nécessité absolue ou nécessité fabriquée?
Les visioconférences se succèdent à un rythme effréné durant la journée. Doivent-elles toujours être en visuel ? Serait-ce une simple vue de l’esprit que de considérer que l’image apporte davantage? Ronald Isaac nous ramène à l’exemple concret des centres d’appels qui ont explosé au tournant des années 90. Comment les intervenants qui y œuvraient devaient opérer… sans image.
Aujourd’hui, nous sommes habitués à lire le non verbal à l’aide d’une image. Mais durant la période qui a connu l’explosion des centres d’appels, la formation des intervenants accordait une réelle importance à décoder le non verbal avec le seul échange audio. L’intonation de la voix, les pauses et le choix des mots constituent des marqueurs tout aussi importants que la posture et le mouvement des mains.
Ronald Isaac a l’habitude de laisser le choix à ses interlocuteurs de participer aux rencontres avec ou sans caméra. Des échanges mieux campés dans la réalité selon lui, mais surtout plus respectueux de l’espace de l’autre. « D’attendre des autres qu’ils laissent constamment fonctionner la caméra revient à leur demander de livrer leur intimité sur scène, d’être constamment en mode représentation. L’espace ainsi teinté est tout sauf vrai. »